Ce qui nous est transmis

Blog | Sophie Cohen psychologue Paris 5e

« Être vivant, c’est être fait de mémoire. Si un homme n’est pas fait de mémoire, il n’est fait de rien. »

Philip ROTH, Patrimoine, une histoire vraie, Gallimard, 1992

Être fait de mémoire, c’est se souvenir, c’est ne pas vivre dans la seule instantanéité du présent. Du passé au présent, c’est la transmission qui fait le lien.

Il existe une évidence de la filiation, un poids de la généalogie. Notre destin est-il écrit à l’avance pour autant ?

La psychanalyse, on le lui reproche, serait du côté d’un déterminisme inconscient, de la rémanence d’une histoire infantile qui conditionne nos choix dans le présent.

Nous nous constituons avec ce qui nous est transmis, nous nous faisons l’écho de notre filiation. Les événements, les exils, les deuils, les bonheurs de la vie de nos parents, qu’ils soient dits ou cachés, nourrissent notre histoire consciente et inconsciente.

Cette petite fille, par le jeu des identifications, fera sienne l’idée d’un paradis perdu, idéalisera ce pays d’avant l’exil qu’elle n’a pas connu. Une fois adulte, elle ne se sentira jamais tout à fait à sa place, rêvera de « retourner » dans ce pays appartenant à l’enfance de ses parents. Elle trouvera sa réalité médiocre, décevante. Elle se sentira coupable.

C’est l’écart entre l’insuffisance de la réalité et l’exigence de l’idéal qui fait la culpabilité.

Transmission et surmoi

Le surmoi incarne cette notion de transmission. Pour Freud, l’appareil psychique est composé de trois instances : le moi, le ça et le surmoi. Le rôle du surmoi est celui d’un juge, d’un censeur à l’égard du moi.

Le surmoi est l’héritier du complexe d’Œdipe : il se constitue par intériorisation des exigences et des interdits parentaux. C’est en renonçant à la satisfaction de ses désirs œdipiens, frappés d’interdit, que l’enfant transforme son investissement sur les parents en identification aux parents. Il intériorise alors l’interdit.

Le surmoi est chargé de l’héritage des idéaux parentaux ; il mêle devoirs, ambitions et interdictions. « Le surmoi est la voix des morts qui veulent encore gouverner les vivants », écrit le psychanalyste Serge Vallon. Souvent, ils y parviennent.

Ce qui fait souffrir

Pourquoi ce qui est transmis serait-il source de souffrance ? Les descendants se sentent porteurs des désirs non réalisés de leurs ancêtres, ils héritent des illusions perdues de ceux qui les ont précédés. Ils doivent devenir ce que leurs parents, grands-parents, oncles ou tantes… n’ont pas réussi à être.

Ce qui est transmis n’est alors pas la réalité mais un idéal appartenant à une mythologie familiale et dont les enfants se sentent les dépositaires. Un idéal dont ils portent le poids sans pouvoir se le représenter.

Autre type de transmission traumatique : la répétition, dans le lien parent-bébé, des modalités pathologiques de lien appartenant à l’histoire infantile du parent. C’est la métaphore des « fantômes dans la chambre d’enfant » (Selma Fraiberg).

Les deuils impossibles se transmettent aussi, tels quels, aux générations suivantes. Ce sont des « cryptes », des douleurs non élaborées qui passent d’une génération à l’autre. Comme ce jeune homme qui choisit d’étudier l’archéologie, alors qu’il y a dans la famille un deuil, celui de son oncle, mort trop jeune, dont on ne parle pas. Sa tombe reste introuvable…

La transmission se présente alors dans le psychisme comme un impératif auquel on doit se soumettre.

La thérapie psychanalytique offre un espace de reviviscence où peuvent se formuler les deuils, les plaintes, les retrouvailles… irreprésentables. Pour nommer ce qui fait souffrir et que circulent les représentations. Pour réécrire une histoire inconsciente où se mêlent souvenirs et fantasmes. Une histoire faite d’héritage et d’invention.

Sublime !

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Qu’est-ce qui nous pousse à créer ?

Selon Freud, les activités que nous désignons comme « créatives » sont le résultat de la sublimation.

La sublimation, telle qu’elle est définie par Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis (Dictionnaire de la psychanalyse) est un « processus […] pour rendre compte d’activités humaines apparemment sans rapport avec la sexualité mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle. Freud a décrit comme activités de sublimation principalement l’activité artistique et l’investigation intellectuelle. »

La sublimation serait ainsi une pulsion sexuelle sans but sexuel. Dérivée de son but, la pulsion devient socialement plus élevée, elle fait l’unanimité.

À l’origine de la sublimation se trouve le renoncement : une pulsion qui n’est pas satisfaite, parce qu’empêchée, est transformée. Les raisons de cet empêchement sont multiples : il peut s’agir d’un empêchement symbolique (l’interdit de l’inceste), d’un empêchement interne lié à la peur que la pulsion ne se réalise…

Une pulsion qui n’est pas satisfaite devient symptôme ou est sublimée.

C’est donc une poussée pulsionnelle qui permet de créer, de penser, d’écrire au nom d’un renoncement.

La sublimation au fil des âges

À partir de l’observation du jeu chez l’enfant, le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott écrit : « […] c’est en jouant, et peut-être seulement quand il joue, que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif » (Jeu et Réalité).

Au sortir de la phase dite « œdipienne » et avant la puberté, se trouve chez l’enfant ce que Freud appelle la « phase de latence ». Ce moment où il est curieux de tout, où il apprend à lire, à écrire est aussi le début de la sublimation. L’enfant se déprend de l’amour passionnel pour ses parents en le canalisant, en le transformant.

Viennent ensuite la puberté, les bouleversements du corps, la montée de la sexualité. Les adolescents s’adonnent alors à des activités leur permettant de sublimer. L’intensité de leur pratique en dit long sur la force de la pulsion

L’adulte qui vieillit voit le retour des flambées pulsionnelles, comme à l’adolescence. C’est la midlife crisis et la période du « démon de midi », celle où l’on se découvre une vocation, où l’on décide de changer de vie. Comme pour retarder l’inévitable déclin.

Une vie pour l’art ?

Mais l’acte créateur poussé à son paroxysme peut être destructeur. « Vissi d’arte », se lamente la Tosca de Puccini en s’adressant à Dieu. « J’ai vécu pour l’art, j’ai vécu pour l’amour […], pourquoi me récompenses-tu ainsi ? »

La création artistique ne connaît pas de répit. Il y a ce sentiment chez l’artiste qu’il peut toujours mieux faire. L’acte créateur peut aussi isoler, laisser peu de place à l’autre. Alors que la pulsion sexuelle mise en acte, elle, arrive à un moment de sédation.

La parole qui se déploie en thérapie analytique résulte, elle aussi, de ce processus de sublimation.

Sublimer, c’est avoir accès à la pensée et à la création.

C’est se sentir réel, vivant.

Et l’amour dans tout ça ?

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Y aurait-il deux types d’amour, l’amour charnel et l’amour véritable, ou bien seraient-ce les deux facettes d’un sentiment unique ?

Freud n’emploie pas le terme « amour ». Il distingue « courant tendre » et « courant sensuel ». Le courant tendre, « amour véritable », « amour proprement dit » (Psychologie des foules et analyse du moi), s’oppose au courant sensuel qui se limite à la satisfaction du besoin sexuel.

L’attrait de l’objet s’amenuisant considérablement une fois la satisfaction obtenue.

Ces deux courants donneront naissance, d’une part, à l’attachement à la famille, transmis de génération en génération, et, d’autre part, à un sentiment marqué par l’ouverture à l’autre, plus spécifiquement sexuel et qui se réinvente à chaque génération.

Freud évoquera l’« interrelation entre ce qu’il y a de plus élevé et ce qu’il y a de plus bas » (Trois Essais sur la théorie sexuelle). À la fois ce qui fait succomber la chair et ce qui attire vers le ciel.

Le premier amour

L’amour est le premier affect humain. C’est envers la mère que le petit d’homme l’éprouvera de prime abord. La mère incarne le premier objet d’amour, pour le petit garçon comme pour la petite fille. Selon le mythe œdipien, la petite fille se détourne ensuite de la mère – avec hostilité, souvent – pour élire le père comme objet de son amour. Alors que le petit garçon déplace cette hostilité sur le père.

Une forte relation au père est souvent la répétition d’une relation à la mère tout aussi forte : l’amour de la petite fille pour son père serait la répétition du premier amour pour la mère.

Garçons et filles devront renoncer – ou tenter de renoncer – aux objets parentaux comme objets d’amour pour trouver celui ou celle qu’ils aimeront et dont ils seront aimés. Viendront ensuite les méandres du sentiment amoureux, de la rencontre qui bouleverse, du plaisir qui saisit, de l’inévitable insatisfaction.

Tomber amoureux n’est en fait qu’une répétition, une manière de retrouver l’amour que l’on a connu petit pour ce premier objet. Entre trouver et retrouver, il y a l’expérience de la perte, du renoncement, qui rend possible la rencontre avec l’autre.

Un autre, source d’un amour tendre comme d’un attrait sexuel.

L’ambiguïté du consentement

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« L’époque est à la colère et à la révolte quant à ce qui est fait du corps des femmes, mais elle est aussi à la libération d’une parole autre via l’écriture, via la littérature, qui tente de cerner ce qu’il y a d’indicible dans la question de l’amour, du désir et de la jouissance. […] Qu’est-ce qui me conduit à donner mon consentement ? Quel est ce mouvement qui part du plus intime du sujet, de ce qui est éprouvé dans le corps, et conduit à s’en remettre au désir d’un autre pour rencontrer son propre désir […] ? »

Clotilde LEGUIL, Céder n’est pas consentir, PUF, 2021

Le consentement est un monde intime et mystérieux. Il interroge la vérité du sujet, dit quelque chose de l’infantile, du rapport au désir.

S’interroger sur le consentement révèle toute la fragilité et l’ambiguïté de ce « oui ». Il peut s’agir d’un « oui » contraint qui s’apparente à un « non » : on ne veut pas mais on se résigne. Pour ne pas provoquer la colère de l’autre, pour que ça se termine au plus vite. Le consentement se situe alors dans une « zone grise » difficile à définir.

Dans le cas de l’emprise d’un individu sur un être vulnérable – d’un abus de faiblesse –, la question se complexifie. Il peut, en effet, y avoir consentement de la part de la personne abusée. Et c’est là toute l’ambiguïté d’un consentement qui se croit amour véritable, réelle attirance.

Car qu’en est-il de la vérité du désir d’un sujet sous emprise ?

Le récit de Vanessa Springora

Souvent, un abus sexuel n’est pas vécu comme tel sur le moment mais seulement dans l’après-coup. C’est ce qu’explore Vanessa Springora dans son récit Le consentement. Elle relate comment, à l’âge de quatorze ans, elle a cédé aux avances d’un homme de cinquante ans, flattée par l’intérêt que lui portait cet écrivain célèbre. La jeune fille ignorait tout de la réputation sulfureuse de l’homme qui l’a séduite, qui jetait son dévolu sur de très jeunes filles vulnérables, aux parents complices ou dépassés. Élevée par une mère trop jeune et par un père qu’elle n’intéresse pas, elle voit en lui son premier grand amour, croit se consoler dans ses bras d’une enfance solitaire : « Depuis que mon père a disparu des radars, je cherche désespérément à accrocher le regard des hommes », écrit-elle.

Avec force et justesse, Vanessa Springora met en cause son milieu et regrette, rétrospectivement, de ne pas avoir été protégée par les adultes qui l’entouraient : « Dans notre environnement bohème d’artistes et d’intellos, les écarts avec la morale sont accueillis avec tolérance, voire avec une certaine admiration. […] Dans un tout autre milieu, où les artistes n’exerceraient pas la même fascination, les choses se seraient sans doute passées autrement. Le monsieur aurait été menacé d’être envoyé en prison. La fille serait allée voir un psychologue […]. »

Grâce à l’analyse et à l’écriture, elle retrouvera, bien des années plus tard, le moyen d’accéder à sa propre histoire, d’en redevenir le sujet.

J’ai la mémoire qui flanche

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« Pourquoi oublie-t-on précisément ce que l’on ne doit pas oublier ? », s’interroge l’auteure de cette chronique, alors qu’elle a oublié son rendez-vous chez le médecin. Ce rendez-vous était tellement important qu’il lui semblait évident. « Car l’évidence, on n’y pense jamais », poursuit-elle, pour conclure : « L’inoubliable s’exhibe tellement qu’on ne le voit plus. » Ce que l’on oublie n’est pas caché mais trop visible, dit-elle en substance.

Rien à voir avec un acte manqué, donc…

Car, pour parler d’acte manqué, il faut adhérer à l’hypothèse de l’existence d’un inconscient. Selon le philosophe Robert Misrahi, « nous sommes toujours conscients, présents à nous-même. L’inconscient n’est que le nom que nous donnons à nos obscurités, à nos complicités, nos passivités et nos ignorances. »

Pour Freud, en revanche, l’acte manqué est une formation de l’inconscient qui vient dire une vérité à l’insu du sujet. Ce que l’on oublie n’est pas éjecté hors du psychisme – dans le meilleur des cas – mais a été refoulé. Le refoulement est une défense, une manière de se protéger. D’une pensée, d’une image, d’un souvenir inacceptables pour le psychisme et qui passent dans l’inconscient.

Oublis, lapsus, actes manqués : une satisfaction inconsciente

Mais ces « signes qui nous échappent » ont aussi une fonction. Cet échec cuisant, cet oubli impardonnable, ce lapsus prononcé juste au mauvais moment, s’ils semblent déplaisants au sujet, participent en fait de sa satisfaction pulsionnelle. Satisfaction et déplaisir cohabitent en un équilibre que vient rompre l’excès, le trop-plein : être toujours en retard à ses rendez-vous, oublier chaque année les anniversaires de ses proches, se tromper systématiquement de chemin est alors perçu comme un symptôme encombrant.

Dans Le temps gagné l’essayiste Raphaël Enthoven relate comment, alors qu’il doit déposer son premier article au siège d’un magazine prestigieux, il se trompe d’adresse, confondant les numéros. Il découvrira que cet immeuble où il arrive en retard est celui dans lequel il a habité étant enfant

Les oublis, les actes manqués, les lapsus – comme les rêves ou les symptômes – s’inscrivent dans une histoire personnelle, surgissent dans un contexte particulier, à un moment singulier. Ils ne peuvent, à ce titre, supporter les interprétations sauvages, les généralités, les certitudes. Grâce au cadre de la thérapie analytique, à la relation qui s’y crée et à la liberté de parole qui s’y déploie, le sujet peut s’approcher de ces manifestations énigmatiques, donner du sens à ces morceaux de vérité.

La vérité des sentiments

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Au théâtre, on fait « comme si c’était vrai ». Il s’agit d’une illusion, de l’illusion du réel. Le public est lui aussi engagé dans cette fabrication de l’illusion : tout le monde sait bien qu’il n’y a pas de lac en fond de scène. On peut être bouleversé par ce qui arrive au personnage, comme si c’était la vérité, que cela lui arrivait véritablement. Car de cette situation fictive surgissent des sentiments bien réels.

Ces sentiments réels sont éprouvés par des comédiens, interprètes et passeurs, à destination d’un public. Public qui n’est pas dupe : il sait reconnaître un comédien qui « joue faux », qui fait semblant. Sur scène, lorsque l’intention du comédien est juste, le sentiment exprimé l’est aussi. La rencontre peut alors avoir lieu entre ce qui se passe sur scène et la salle.

« Il ne s’agit pas, au théâtre, de défendre une pensée ; il s’agit de proposer une expérience de la polyphonie, de l’altérité, dans laquelle chacun reçoit ce qui est dit d’une façon qui lui est propre », dit le dramaturge Florian Zeller.

Le spectateur vient vivre d’autres vies que les siennes, et s’en trouve changé. L’illusion produite par et dans l’espace scénique conduit chacun, de manière singulière, vers une vérité.

Le changement provient du contact avec cette vérité.

De la scène au divan

On pourrait comparer le dispositif théâtral avec la situation analytique et avec ce qui en fait la spécificité : le travail sur le transfert. Le transfert est la projection, inconsciente, de sentiments appartenant au petit théâtre privé du patient sur la personne de l’analyste. Il est un déplacement, une illusion, et pourtant, la vérité du sentiment est bien réelle. En tant que patient, je me sens réellement anxieux lorsque l’analyste m’annonce son absence prochaine, réellement jaloux du temps qu’il consacre aux autres.

Le cadre bien défini et rassurant de l’analyse – ou de la thérapie analytique – permet de travailler sur ces sentiments, d’accéder aux souvenirs, aux rêves, à ce qui échappe. Ce qui n’était pas conscient le devient. Ce qui fait souffrir et qui se répète peut être élaboré et dépassé. Le patient élargit le champ de sa conscience et s’approche de ce qui fait sa singularité, de sa vérité.

Le changement provient du contact avec cette vérité.

Le psychanalyste Thomas H. Ogden écrit : « […] qu’elle soit un corpus d’idées ou une méthode thérapeutique, la psychanalyse est d’un bout à l’autre un processus nous conduisant à penser et à re-penser, à rêver et à re-rêver, à découvrir et à redécouvrir. »

La rencontre entre un patient et un analyste est marquée par l’empreinte d’autres rencontres appartenant au passé. Elle ouvre cependant sur l’inconnu et sur l’actuel.

L’angoisse de séparation

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« Je fais partie de ces gens qui ne savent pas dire “au revoir”, qui prolongent, qui oublient, qui se reprennent. Et si on ne se revoyait jamais ? Et s’il n’y avait pas de “re” dans nos “au revoir”, aucun retour, aucune retrouvaille ? », avoue l’auteure de cette chronique. Elle enchaîne sur « la difficulté qu’il y a à se séparer, peut-être même l’impossibilité de se quitter. » Et poursuit : « On a beau se dire “au revoir”, se le répéter, c’est comme si l’idée même de se revoir avait disparu. »

C’est l’aspect définitif de cet au revoir qui est craint. Se dire au revoir de manière définitive, se dire adieu donc, nous renvoie à la séparation irrévocable par excellence, celle que nous impose la mort. D’où l’angoisse qui peut surgir lorsque l’on se quitte : se séparer, c’est risquer de ne plus jamais se revoir.

Car bien qu’elle jalonne tous les âges de l’existence, la séparation ne va pas de soi. Elle suppose de pouvoir intérioriser, en quelque sorte, celui ou celle dont on se sépare.

L’angoisse de séparation du bébé

L’angoisse de séparation est un phénomène bien connu de ceux qui côtoient des bébés. Les réactions d’angoisse liées à l’absence de la mère sont présentes à partir de sept mois. Vers huit mois apparaît la « peur de l’étranger » : le bébé ne sourit plus au tout-venant et accueille les visages étrangers par des pleurs, signe qu’il a intériorisé l’image de sa mère. Ce n’est pas tant ce visage étranger qui provoque ses pleurs, que le fait qu’il signifie l’absence de sa mère.

L’angoisse de séparation du petit homme diminue vers vingt-quatre mois. L’enfant se détache alors progressivement du besoin de perception de sa mère – ou de la personne qui s’occupe de lui – pour pouvoir se la représenter mentalement. De nouvelles compétences se manifestent, le langage notamment, ainsi que de nouveaux intérêts. L’enfant se socialise et devient autonome.

Pour se séparer, il faut se différencier

Cette angoisse de séparation « développementale » a donc tendance à diminuer avec l’âge et avec l’autonomie croissante de l’enfant. Mais que faire, une fois adulte, de cette incapacité à passer de la présence à l’absence de la personne aimée ? De l’impérieuse nécessité d’appeler l’autre pour se sentir vivant ? De cette détresse devant l’angoisse de perte d’amour ?

Car c’est bien de cela dont il s’agit : de l’angoisse de perdre l’amour de ceux qu’on aime. D’où cette tendance chez certains à quitter avant d’être quittés, à abandonner plutôt que perdre.

La capacité à se séparer pourrait constituer le but de toute thérapie analytique, qui permet la différenciation, individue le désir propre. Pour se séparer, il faut se différencier. La psychanalyste Catherine Chabert écrit : « Accompagner, c’est être à côté, comme l’analyste à côté et aux côtés de l’analysant, c’est être différent aussi, c’est-à-dire ne pas se confondre, ne pas de mélanger, ne pas se substituer. »

La différenciation ne va pas de soi, elle est à conquérir tout au long de la vie.

Les fantasmes

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« Les soirs de vague à l’âme
Et de mélancolie
N’as-tu jamais en rêve
Au ciel d’un autre lit
Compté de nouvelles étoiles […]
N’aie crainte que le ciel
Ne t’en tienne rigueur
Il n’y a vraiment pas là
De quoi fouetter un cœur… »

Georges BRASSENS, « Pénélope »

Écouter la chanson

La Pénélope de Brassens peut continuer à rêver sans crainte : il est permis de fantasmer, pas de loi prévue à cet effet.

Pour Freud, le fantasme a une fonction aussi importante que la réalité : nous ne nous structurons pas uniquement en fonction de la réalité mais bien aussi à partir du fantasme. En lui attribuant une réalité propre – la réalité psychique –, Freud rompt avec une tradition philosophique qui plaçait jusqu’ici le fantasme du côté de l’illusoire. L’hypothèse de Freud est la suivante : la civilisation est fondée sur le renoncement à la satisfaction de pulsions agressives et libidinales (il est mal vu de supprimer son voisin ou de séduire la femme de celui-ci). Ce renoncement entraîne une satisfaction de substitut : le fantasme (je ne peux pas séduire la femme de mon voisin donc je mets en place des fantasmes à son endroit). Ce sont les désirs insatisfaits qui font les fantasmes…

Le fantasme est un scénario imaginaire qui figure l’accomplissement d’un désir. Désir qui ne fait pas de différence entre une satisfaction fantasmatique et une satisfaction réelle.

Freud prend l’exemple du nourrisson qui réclame à grands cris un sein/un biberon pouvant satisfaire son envie de téter. Si rien ne vient, il va reproduire des mouvements de succion : il imagine qu’il est en train de téter. Cette « expérience de satisfaction » chez le nourrisson est représentative, pour Freud, de notre fonctionnement psychique : en l’absence de satisfactions extérieures, des satisfactions de substitution sont créées.

Les fantasmes ont donc une réalité : la réalité de la satisfaction.

Plusieurs types de fantasmes

Il existe plusieurs types de fantasmes. Les « rêves diurnes » sont des fantasmes conscients, des scènes que le sujet se raconte à l’état de veille. Scénarios imaginaires où le sujet est toujours le principal protagoniste. Les fantasmes inconscients, quant à eux, sont liés à des désirs inconscients et constituent le point de départ du rêve. Qu’est-ce qui différencie le rêve du fantasme ? Dans le rêve, la réalité se trouve travestie pour devenir méconnaissable : c’est le résultat de la censure qui masque la réalisation d’un désir inconscient pour préserver le sommeil. Pour Freud, le rêve est le gardien du sommeil. « Le rêve est un enfant de la nuit qui avance masqué, car il est l’expression d’un désir inacceptable, rejeté par la censure », écrit le psychanalyste François Duparc.

Les fantasmes sont une source à laquelle vient s’abreuver l’imaginaire. De là découle la capacité de créer. Les fantasmes font le sel de la vie, mais ils ne la remplacent pas.

La transgression

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Faire la fête, d’autant plus quand c’est interdit, est un exutoire en temps de crise, comme le montre cette vidéo humoristique qui met en scène des « free parties ». Carnavals, férias sont aussi des périodes de fête et de transgression. Transgressions limitées dans le temps et qui deviennent socialement acceptables.

De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de transgression ? On parle de lois, d’interdits, de limites. De limites contestées dans leur fonction. La fonction des limites pourrait être de contenir la recherche de plaisir, de la border pour empêcher qu’elle ne devienne force destructrice. La limite contraint, mais c’est pour mieux contenir l’angoisse. Une angoisse née d’un trop-plein, d’un débordement.

Car trop de liberté est source d’angoisse. « Jouir à tout prix » est un impératif libérateur qui se révèle psychiquement coûteux. Érigées en normes, en compétences, les injonctions à « profiter », à « savourer » et autres carpe diem relèvent du fantasme. Si la liberté, au sein de la société, est réjouissante, elle est angoissante du point de vue de l’inconscient, c’est-à-dire de la part refoulée de nous-même, celle des désirs et des interdits.

Trop de liberté est source d’angoisse

Selon Freud, c’est parce que nous cherchons, en vain, à assouvir notre soif pulsionnelle que nous sommes en quête permanente de satisfactions. Les pulsions sont, dans le meilleur des cas, refoulées : c’est ce qui nous permet de vivre ensemble. Plus de refoulement signifierait plus de lien social et mènerait au règne de la toute-puissance, à la primauté de la volonté individuelle de celui qui ignore la loi. Une loi qui protège l’individu en garantissant les prohibitions majeures édictées par la société.

Les limites permettent donc de prévenir un excès pulsionnel générateur d’angoisse. Elles permettent aussi de vivre en société. Si l’on s’appuie sur le mythe œdipien, c’est le dépassement du complexe d’Œdipe qui permet à l’enfant d’accéder aux limites, d’intégrer les interdits parentaux pour se les approprier. Non, il ne pourra jamais posséder sa mère et évincer son père. C’est parce qu’il est bordé par l’interdit de l’inceste que l’amour de l’enfant pour sa mère perd sa part d’érotisme. Et qu’en retour, l’amour de la mère pourra apprendre à l’enfant à aimer.

Dans un contexte thérapeutique, les limites, autrement dit le cadre, sont une notion fondamentale. Le lieu, le temps, les règles de la séance sont un préalable à la rencontre avec le patient. Les limites permettent le processus thérapeutique, garantissent une sécurité, une fiabilité, une continuité. Pour que puisse advenir le changement.

L’ombre et la lumière

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« En latin, complexus signifie ce qui est tissé ensemble », écrit le sociologue Edgar Morin. Il écrit aussi : « Je suis environné par le mystère. J’ai le sentiment de marcher dans les ténèbres, entouré par des galaxies de lucioles, qui à la fois me cachent et me révèlent l’obscurité de la nuit. »

Cette complexité, ce « tissé ensemble », ce pourrait être l’assemblage des pulsions. Pulsion de vie, pulsion de mort, Éros et Thanatos. À Éros, la lumière, l’autoconservation, l’érotisme. À Thanatos, l’obscurité, l’agressivité, la destruction.

La « pulsion de vie » est un pléonasme, toute pulsion est de vie ; c’est la « pulsion de mort » qui est une contradiction.

Pour Freud, c’est l’Éros qui fait le lien entre les pulsions. Lorsque cette liaison ne se fait plus, la pulsion de mort prend le dessus et occupe tous les terrains désertés par l’Éros. La mélancolie, que Freud désigne comme « pure culture des pulsions de mort », est caractéristique de cette désintrication des pulsions. La pulsion de mort, qui n’est plus entravée par l’Éros, acquiert alors une puissance destructrice insoupçonnée. Il se joue, en permanence, un combat de titans, dû à l’antagonisme féroce entre pulsions. D’où la violence destructrice de certaines crises.

Les échecs à répétition, les amours délétères, l’habitude de la souffrance s’inscrivent aussi dans cette culture de la pulsion de mort. On devient celui ou celle qui ne réussit pas, celui ou celle qui ne trouve pas le bon partenaire amoureux, celui ou celle qui ne cesse de se plaindre. Et que dire de ceux qui vivent dans l’angoisse ? Dont les choix, conditionnés par la peur, génèrent frustrations, insatisfaction car en contradiction avec la vérité de leur désir.

Pulsions de vie et pulsions de mort cohabitent en un mélange explosif : « Tout affaiblissement de l’Éros fait, du mélange vital, un bouillon de culture létal », dira le psychanalyste André Green. « Nul n’échappe à la dépression qui est liée à la condition humaine », écrit-il encore. « Nous n’en mourrons pas tous, heureusement. Chez la plupart, les pulsions de vie nous rendent un goût de vivre qui nous aura fait défaut un moment. » Puis : « Même le deuil des êtres les plus chers, ceux que nous croyions irremplaçables, prend fin un jour. »

Car il faut compter sur le pouvoir de la vie.