Une famille

C’est une femme en mouvement qui part rencontrer sa famille. De Strasbourg à Nancy, de Montpellier à Nice. Silhouette longiligne, cheveux très courts, elle porte sa souffrance en bandoulière.

Elle parle, elle interroge tandis qu’une autre femme la filme, comme pour laisser une trace.

Ces séquences sont entrecoupées d’images plus anciennes, des images intimes, tendres et ordinaires : une petite fille – un bébé – qui trottine dans le jardin avec son père, qui joue avec lui en bord de mer ; elle qui donne le biberon, qui l’emmène au manège, qui la regarde dormir. La date apparaît en bas de l’image, nous sommes à l’été 1995.

Le documentaire Une famille de Christine Angot ne ressemble à rien. À rien de connu. C’est un regard singulier, sensible, essentiel.

On est cette femme qui parle et qu’on n’entend pas. Qui parle de son père, des viols qu’elle a subis, des adultes qui n’ont rien vu, de l’absence d’une loi qui protège.

Son père, elle ne le connaissait pas, elle vivait seule avec sa mère et l’idéalisait. Il accepte enfin de la reconnaître et de la rencontrer alors qu’elle a 13 ans : c’est le début de l’emprise, des viols répétés.

Elle aimerait que son histoire existe dans le regard de sa famille, « avant qu’on disparaisse tous ». Ces viols, ils les ont vécus eux aussi. Mais qui peut l’entendre, cette vérité qui dérange ? « Je n’ai que ta version des faits », lui dit la femme de son père.

Son histoire est connue pourtant, elle l’écrit depuis des décennies. Hors du cercle familial, on l’entend, de mieux en mieux ; les victimes parlent enfin, ne se cachent plus, ne souffrent plus en silence.

Ça ne suffit pas. C’est à la femme de son père qu’elle s’adresse, à sa mère, à son ex-mari. Pourquoi n’avez-vous rien fait, où étiez-vous tous ?

La dernière séquence est celle d’une rencontre avec sa fille, avec celle qui n’était pas encore là, celle qui était bébé en 1995. « Je suis désolée, maman, qu’il te soit arrivé ça », lui a-t-elle dit. Ces mots, elle les entendait pour la première fois.

Anatomie d’une chute : chronique d’un désamour

Blog | Sophie Cohen psychologue Paris 5e

Un homme est retrouvé mort dans la neige, il est étendu aux pieds du chalet familial. Nous sommes en pleine nature, quelque part en France, près de Grenoble. Cet homme a une quarantaine d’années, une femme, un fils et un chien.

C’est son fils qui a découvert le corps en revenant d’une balade en forêt avec le chien. L’enfant doit avoir dix ou onze ans, il est presque aveugle. On apprendra qu’il s’est fait renverser par une voiture, petit, alors qu’il était sous la surveillance de son père. Le nerf optique a été endommagé, irrémédiablement.

On ne sait presque rien de cet homme. On sait qu’il enseigne, qu’il essaie d’écrire. Sa femme écrit elle aussi. Mais elle, elle a réussi : on l’étudie, on l’interviewe.

Comment cet homme est-il tombé depuis le balcon du dernier étage ? La femme, présente au moment de la chute, est accusée du meurtre de son mari. Commence alors son procès.

Le film Anatomie d’une chute, de Justine Triet, raconte à peu près ça. Sa force, c’est de ne pas imposer de lecture. Le doute subsiste longtemps, chacun est libre d’interpréter.

La violence de la désillusion

Le procès mettra au jour la vérité du couple. L’histoire d’un couple qui se déchire. Il n’a pas assez de temps pour lui, s’occupe de l’enfant, s’occupe de tout. Il a failli à son devoir de père lors de l’accident qui a coûté la vue à l’enfant. Elle a eu d’autres relations, notamment avec des femmes. Elle a récupéré l’idée d’un roman inachevé de son mari et se l’est appropriée. Mais ce n’est pas un crime.

La chute, c’est une métaphore de la fin de l’amour – brutale et inexpliquée. Personne ne s’y attendait, personne ne la comprend. Et pourtant, elle est là qui s’impose à tous, qui bouleverse les vies.

Il fallait ce corps qui tombe, cet arrêt sur image, pour qu’une vérité puisse enfin se dire.

Celui qui parle

C’est l’histoire de deux êtres qui ne s’entendent plus. Au sens propre : le film s’ouvre sur l’interview de la femme sur fond de musique assourdissante. Le volume est si fort que la femme décide d’interrompre l’échange. L’homme fait des travaux sous les combles, il sait que sa femme a besoin de silence, il pousse le volume, à l’excès. Sa chute aura lieu juste après.

Il n’y a pas d’issue à la parole empêchée.

Alors que le procès se termine, l’enfant du couple se souviendra d’une scène qu’il avait oubliée, qu’il avait refoulée. « C’est de sa bouche que la vérité de l’histoire, la vérité du procès, la vérité du destin, va sortir. Car, au terme du procès, le doute subsiste sur la cause de la mort de son père. […] La certitude sur la culpabilité ou l’innocence de la mère ne parvient pas à s’établir. […] L’enfant de dix ans va alors incarner le dépositaire de la vérité qui échappe à tous. […] Il est celui qui saura voir », dira la psychanalyste Clotilde Leguil (podcast à écouter ici).

L’enfant comprend soudain les mots du père, il se souvient d’une scène anodine, d’un trajet en voiture. Il comprend qu’il lui a parlé de son désir d’en finir, de son inquiétude envers lui, son fils aveugle, quand il ne sera plus là.

L’enfant restitue la parole du père. Il parle pour celui qui ne peut plus parler.

Sur l’Adamant

Blog | Sophie Cohen psychologue Paris 5e

« Ça met dans la peau d’un autre et on croit qu’on va s’en sortir comme ça. »

Frédéric

C’est un hôpital psychiatrique sur l’eau, une péniche en plein Paris. Un hôpital de jour, c’est-à-dire qu’on n’y dort pas. On y vient pour assister à des ateliers, à des réunions, pour se rencontrer.

La caméra filme le soleil à travers les persiennes, la beauté de ce lieu étrange, sorte de gros animal endormi. Elle filme surtout les êtres qui le peuplent, les mots qui percutent, les regards qui transpercent. Certains parlent face caméra, un peu cabots, d’autres l’ignorent.

On voit des êtres aux corps hésitants, des présences fragiles, au bord du gouffre : « On a des têtes un peu cassées peut-être ? Je sais pas. »

C’est un lieu ouvert sur la cité qui accueille des patients mais aussi des intervenants qui passent. Ouverture au monde, à la parole, aux autres. Pour sortir de sa tête, sortir de la maladie qui obsède, éloigner un peu la souffrance. On y parle cinéma, on y joue de la musique – « Personne n’est parfait, personne n’est parfait » –, on y fait les comptes ou la cuisine.

Pas de signes distinctifs entre soignants et soignés, pas de blouses, pas de badges, pas de bureaux. Ici, on s’adresse à l’humain dans sa singularité et sa complexité, pas au malade.

« Faire un documentaire en psychiatrie, c’est se confronter à l’inconnu, dit l’auteur du documentaire, Nicolas Philibert. Ne pas savoir quel chemin ça va prendre, comment ça va se construire petit à petit. » Se nourrir de l’imprévisible, de ce qui échappe à la maîtrise. « Tout en étant cinéaste, je peux avoir une fonction soignante, ajoute-t-il. Cette caméra, je l’ai senti, pouvait faire du bien. »

À l’image de l’esprit du lieu, la caméra s’intéresse au sujet pensant, à la rencontre sensible avec cet autre qui fait peur. Loin, bien loin du fantasme du « tout neurologique ».

Voir la bande-annonce

J’peux pas, j’ai piscine

Blog | Sophie Cohen psychologue Paris 5e

« Romain Gary était un grand menteur. […] Il avait une façon très particulière de mêler la vérité et la fiction, ce qui lui a fait courir un très grand risque. Parfois, ça vous explose à la figure », dit Delphine Horvilleur à propos de l’auteur aux deux identités.

Romain Gary se suicide en 1980 ; il laisse un document posthume où il révèle qu’Émile Ajar, c’était lui. Personne ne s’en doutait. On lui a même décerné deux prix Goncourt – ce qui est interdit.

C’est l’entourloupe littéraire majeure du xxe siècle.

L’auteur se dédouble à 60 ans, l’âge qu’avait sa mère quand elle est morte. Ce nouveau personnage, elle ne l’aura pas connu, pas façonné. Il aura fallu soixante ans à Romain Gary pour s’inventer une autre vie, pour s’extraire du désir de grandeur de sa mère, de sa passion extravagante, de son amour fou.

Être un autre pour tenter d’exister, mais à quel prix ? « Il était là. Quelqu’un, une identité, un piège à vie, une présence d’absence, une infinité, une difformité, une mutilation, qui prenait possession, qui devenait moi. Émile Ajar », écrit-il dans Pseudo, un roman qui brouille les pistes.

Un jardin secret

À quoi ça sert de mentir ? À se protéger, à protéger l’autre, à fuir, à se fuir, à se créer un personnage, à s’approcher d’un idéal de soi.

Comme ce patient qui souhaite espacer les séances mais ne sait pas comment l’évoquer. Il doit rendre visite à sa sœur, me dit-il. Elle a accouché ce matin, il ne pourra pas venir en séance. Il oublie que nous avions évoqué cet événement familial trois mois plus tôt.

Mentir, c’est aussi ne pas tout dévoiler de son intimité, préserver un jardin secret.

Cette jeune patiente habite encore chez ses parents et vient en séance en cachette. Un jour, pourtant, elle décide d’en parler à sa mère… ce qui marquera la fin de nos rendez-vous. Mentir la plongeait dans un conflit de loyauté : elle risquait de perdre l’amour de sa mère.

La thérapie n’était possible que si elle demeurait secrète.

Freud dira que, plus l’analyse avance, moins le sujet est capable de mentir. L’inconscient, à travers ses formations – les rêves, les actes manqués, les oublis – va s’imposer à la place du mensonge. Mentir, c’est convaincre l’autre et se convaincre de quelque chose qui ne peut pas être modifié. C’est éviter que le contenu refoulé puisse être transformé.

En se libérant, la parole ouvre la voie à une vérité, la vérité du désir.

C’est quoi ce désir ?

Qu’est-ce que je veux vraiment ? Où se situe mon désir ? Pas facile de répondre, tant le désir ne se laisse pas attraper facilement.

Le désir fait vivre, il fait vibrer, il fait aimer ; il peut aussi inhiber, entraver, détruire.

« Il y a toujours, entre ce que je sais, ce que je veux et ce que je fais, une disproportion inexplicable et déconcertante », écrit Maurice Blondel. Le désir serait cet inexplicable.

Freud dit du rêve qu’il est un accomplissement déguisé du désir. Déguisé, incompréhensible et, parfois, effrayant. Comme ce patient dont le rêve se confond avec le réel, jusqu’à déclencher un état de panique qui le tétanise des jours durant. Le rêve serait un « message venu du désir en tant qu’inconscient » (la formule est de Laurie Laufer).

Parler de désir, c’est parler d’inconscient, de fantasmes ; la volonté se référant davantage au conscient.

Est-ce que je veux ce que je désire ?

Nos lapsus, nos actes manqués, nos rêves parlent de ce désir inconscient. D’où cette ambivalence, parfois : on peut vouloir et ne pas vouloir en même temps.

Cette jeune femme veut passionnément devenir comédienne ; elle se prépare une année entière à des concours… dont elle rate les dates d’inscription. Qu’est-ce qui se joue pour elle ? La mère rêvait de devenir chanteuse, c’est la fille qui est sur scène. Elle réalise le désir de sa mère, jusqu’à un certain point. Devenir la rivale de sa mère, prendre la lumière à sa place, c’est risquer de perdre son amour.

Derrière nos actes, derrière nos choix, il y a l’invisible de ce qui nous anime.

Est-ce que je suis libre de désirer ?

Selon Freud, vivre ensemble nécessite de restreindre la réalisation de ses désirs. Le refoulement, la censure, en entravant la liberté pulsionnelle, permettent l’accès à la civilisation.

La conscience transforme ce désir freiné en remords, en culpabilité. Parfois en autodestruction, lorsque l’agressivité se retourne contre le Moi.

Comment retrouver une part de vérité de ce désir réfréné ?

Lacan dira que le patient « suppose un savoir » à l’analyste sur son propre désir inconscient. Il lui fait confiance : c’est le transfert. Un lien qui vient du passé et se vit dans le présent.

Le transfert est un outil qui permet l’accès à un Moi débarrassé des faux-semblants. Les modalités construites pour se défendre de l’envahissement extérieur n’ont plus lieu d’être.

Le passé peut se réécrire, un intérieur se recréer, des désirs s’exprimer, être mis en acte.

À partir du lien transférentiel, le patient accède à son propre désir inconscient. Il s’approche d’une certaine forme de liberté. La liberté de désirer.

La musique et l’ineffable

Blog | Sophie Cohen psychologue Paris 5e

« D’une manière assez analogue à celle concernant l’écoute analytique, l’écoute musicale est une forme d’interprétation de l’œuvre écoutée. De même que les musiciens sur scène éprouvent la qualité d’une écoute, le patient vient chercher chez son thérapeute une certaine qualité d’écoute. »

Vincent ESTELLON, « La Musique des mots à l’épreuve de l’écoute en psychanalyse », revue Topique, 2014

« Une certaine qualité d’écoute » passe, pour le thérapeute, par sa capacité à se laisser surprendre par la parole énoncée. À ne pas coller à ce qui est dit, à laisser la place à l’imaginaire. Et à trouver le sens, ensemble. Celui qui parle devient une part de l’espace psychique de celui qui écoute. Celui qui écoute laisse son empreinte, « une part de soi dans la vie des autres » – l’expression est de la psychanalyste Danièle Brun.

La musique est un au-delà des mots, elle « se meut sur un tout autre plan que celui des significations intentionnelles, écrit le philosophe Vladimir Jankélévitch. [Elle] est un miracle continué qui à chaque pas accomplit l’impossible » (La Musique et l’Ineffable, Seuil, 1961, p. 26-28).

La musique nous renvoie à l’archaïque, à l’avant-langage. Le bébé est sensible à la voix, aux sons, dès la vie in utero. La voix de la mère qui chante l’apaise, le berce, l’endort. À son tour, le bébé « babille », il vocalise, imite la parole, fait l’expérience des sons.

Le bébé n’a pas de mots pour décrire ses expériences, ses émotions. Des éprouvés indicibles qui doivent être dits par la mère, le père – la personne qui s’occupe de lui. Par un effet miroir, le bébé traduit ensuite à sa mère ce qu’il a reçu d’elle.

Chez l’adulte, lorsque la couleur de l’affect s’estompe, la musique remplace l’éprouvé, la parole même. « La musique dit en chantant ce que le verbe dit en disant », écrit Jankélévitch (p. 25). Elle sert de médiateur : on peut être ému en écoutant un morceau ; c’est permis, moins dangereux qu’en exprimant ce qui nous touche.

La musique est l’expression d’un affect brut, non élaboré, qui arrive en bordure de la conscience, cherche une forme. Comme le cri du bébé.

Le lien retrouvé

C’est un titre en forme d’interrogation : nom ? Ou d’ordre : nom ! Un titre qui peut s’entendre comme une négation, comme un « non ». C’est un titre fort et concis, qui dit et qui s’abstient, à l’image du texte de Constance Debré (Nom, Flammarion, 2022).

C’est après avoir terminé l’ouvrage qu’il faut lire l’épigraphe, c’est là qu’on la comprend :

« Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre corps sans organes, pas assez défait notre moi. Remplacez l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation. […] »

Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille Plateaux 

Voilà, c’est ce que traverse la narratrice, la discipline qu’elle s’impose.

Déconstruire

Ne pas interpréter mais expérimenter. Pas de psychanalyse, surtout pas, mais la natation, comme une drogue. Pas de domicile fixe mais l’appartement des autres ou les chambres de bonne, jamais les mêmes. Et l’amour physique dans les bras « des filles ». Quid de ce « corps sans organes » qu’il faudrait trouver ? L’idéal d’un corps sans affects peut-être, coupé de ce qui fait mal.

Ne pas s’arrêter, ne pas « retrouver son moi » mais le déconstruire, comme elle a déconstruit son genre, son statut social, son apparence, ses phrases.

Elle se sauve de la folie familiale, devient autre.

Elle n’appartient à rien, à personne, paye au prix fort – elle est séparée de son fils – cette recherche d’une vérité.

« […] je suis pour l’abolition de la filiation, je suis pour l’abolition du nom de famille, […] je suis contre le domicile, la nationalité, je suis pour la suppression de l’état civil, je suis pour la suppression de la famille, je suis pour la suppression de l’enfance aussi si on peut » (p. 107).

Le nom du père

Le nom, c’est celui de son père qui est en train de mourir. La mort du père comme un fil rouge, tout au long de l’ouvrage. Un fil tendu, tenu, qui la rattachait à sa famille ; elle n’a que peu de rapports avec sa sœur, sa mère est morte d’une overdose quand elle avait seize ans. Ses deux parents se droguaient, buvaient, étaient accros aux médicaments.

L’auteure était proche de son père, ils étaient complices, ils n’avaient pas besoin de beaucoup parler pour se comprendre. Elle s’identifie à ce père journaliste, écrivain, à part dans une famille de grands bourgeois qui compte plusieurs ministres.

La mort de son père, elle la relate avec précision, sans affect, de l’extérieur.

« Je ne sens aucune douleur, je sens le contraire de la douleur » (p. 157).

Le fil est cassé.

Écrire

Constance Debré aurait pu sombrer, partir à la dérive. S’enfermer.

Mais elle écrit.

Déconstruire, couper les liens, mais écrire, analyser. Elle n’est pas ce seul corps qui bouge et qui jouit.

En écrivant, elle ouvre un espace intérieur, un espace pour la pensée, pour la créativité.

Elle redevient sujet de son histoire. Elle raconte son enfance chaotique, les appartements qu’on quitte par manque d’argent, la drogue. La beauté de sa mère. « […] il y avait quelque chose d’effrayant dans sa beauté, pour tout le monde, pour elle-même aussi. Quand elle vient me chercher à l’école, […] c’est ça que je vois. Elle au milieu des autres mères, normales et ridicules […] » (p. 18-19).

Aimer

Camille apparaît sous la forme d’une initiale, un « C. » que l’auteure parsème sans en dire davantage.

Puis vient le récit de leur rencontre. La narratrice s’est installée dans la maison de son père qui meurt ; elle est là, près de lui. Ils échangent quelques mots, très peu. Elle se lève toutes les nuits pour doser les perfusions. Sa sœur passe dans la journée. Mais c’est avec elle qu’il mourra, une nuit, elle le sent.

C’est après l’enterrement que l’histoire commence : « Le mot amour, bien sûr, n’est jamais prononcé » (p. 158).

Elle peut voir son fils à nouveau.

Cet amour qu’on ne dit pas, cette place pour un autre que soi-même, ce fil qu’on tisse, c’est le lien retrouvé.

Le Voyage dans l’Est

Blog | Sophie Cohen psychologue Paris 5e

Christine Angot, dans Le Voyage dans l’Est (Flammarion, 2021), parle de l’histoire de ses parents, de sa rencontre avec un père qu’elle ne connaissait pas, à l’âge de 13 ans. Des viols et de la domination qu’il a exercés sur elle, durant des années.

À travers une écriture crue, précise, sans affect, au plus près de la vérité, l’auteure nous fait vivre ce qu’elle a vécu. L’ouvrage n’est pas d’une lecture facile.

L’inceste

L’inceste que son père lui a fait subir est un thème qu’elle avait déjà abordé. Comme si, dans la répétition de son histoire, elle cherchait quelque chose de nouveau, d’inédit.

En écrivant, elle réinterprète le passé et permet l’avenir. La littérature devient lieu de liberté.

Elle parle aussi de sa solitude, de son entourage qui n’intervient pas. Sa mère, sa demi-sœur, la femme de son père, et plus tard son mari, tous sont au courant. Mais personne n’intervient.

À l’époque où se déroule l’inceste, la question du consentement du mineur se pose encore. Mais qu’en est-il du désir d’une enfant sous emprise ? De l’amour passionnel d’une jeune adolescente envers un père jusque-là inconnu et idéalisé ?

« On a frappé à la porte. Mon père est entré. L’image que j’avais élaborée, à partir de la photo que je connaissais, ne correspondait pas à la réalité. Je n’avais vu ce genre d’hommes qu’à la télévision ou au cinéma. […] Je me suis jetée dans ses bras, en pleurant, la respiration hachée par les sanglots.

– Je suis contente de te connaître. Je pleure, mais c’est parce que je suis contente. Je suis contente… » (p. 9).

Le parent incestueux

Le parent incestueux n’a pas de profil type, selon la psychanalyse qui préfère s’intéresser aux différences inscrites dans chaque histoire individuelle.

On peut cependant distinguer certains invariants. La dimension pédophile en fait partie. Le fait que la grande majorité des parents incestueux ne passe à l’acte que sur ses enfants aussi.

Autre invariant, la dimension perverse de l’acte. La structure du parent, quant à elle, n’étant pas forcément perverse. Les barrières entre enfant et adulte, entre enfant et parent, sont abolies. C’est le règne de l’indifférencié, de la confusion.

La victime devient une chose, un non-sujet. Les conséquences de l’acte ne sont pas reconnues. Pas de honte, pas de culpabilité. La différence de générations est ignorée.

« L’inceste, écrit Christine Angot, est un déni de filiation, qui passe par l’asservissement de l’enfant à la satisfaction sexuelle du père » (p. 189).

Les mots pour le dire

La littérature comme la psychanalyse sont des lieux qui donnent vie à la parole.

Une parole qui permet de nommer l’intolérable. Nommer pour donner forme à ce qui n’existe qu’à travers la souffrance, à travers le symptôme. La parole permet de devenir protagoniste de ce qui a eu lieu. D’amoindrir la – nécessaire – mise à distance. De faire émerger l’affect.

La parole libère de la faute, de la culpabilité ; le statut de victime peut être envisagé.

« [L’inceste,] ça détricote les rapports sociaux, le langage, la pensée… vous ne savez plus qui vous êtes, lui, c’est qui, c’est votre père, votre compagnon, votre amant, celui de votre mère, le père de votre sœur ? L’inceste s’attaque aux premiers mots du bébé, papa, maman, et détruit toute la vérité du vocabulaire dans la foulée » (p. 190).

La parole permet d’exister.

Le bateau ivre

Blog | Sophie Cohen psychologue Paris 5e

Il est des textes qui, comme des êtres, vous séduisent au premier regard.

La rencontre avec Ultramarins s’est faite dès les premières lignes :

« Dans le geste connu, le geste de travail, dans le geste refait chaque jour, un espace s’est glissé. Un tout petit espace blanc inexistant jusqu’alors, une seconde suspendue. Et dans la seconde suspendue, la seconde imprécise, toute la suite de la vie s’est engouffrée, a pris ses aises, a déroulé ses conséquences. »

Mariette NAVARRO, Ultramarins, Quidam éditeur, 2021

Les « conséquences », c’est l’autre qui surgit de ce tout petit espace blanc, qui naît de ce déplacement, de cette imprécision. Qui vient s’immiscer dans l’interstice.

L’imprévu de la rencontre, voilà ce que raconte ce roman poétique.

L’interstice

À bord d’un cargo, les marins s’autorisent une pause – une folie – dans le déroulé minuté de leur journée. Ils décident de couper les moteurs et de plonger nus dans l’océan. Seule la commandante est restée à bord. Gardienne du navire et point de repère de ceux qui s’enivrent de l’immensité de l’horizon.

La baignade a un petit goût d’interdit. Une exception qui se savoure. Le choc provoqué par l’immersion fait resurgir des images enfouies, régressives : « On voit sous leurs paupières passer des paysages, des vacances d’enfance, des plaines si vastes qu’on les croit préhistoriques, des pluies de déluge, des vélos lancés sous des soleils de plomb, des maisons minuscules cachées dans les rochers, des champs de tournesols et des champs de colza, des plages, des épices, des cabanes. »

Mais il est temps de sortir de l’eau, de retourner dans la vie d’adulte. Les marins se comptent, se recomptent : ils ne sont plus vingt, ils sont vingt-et-un… L’hypothèse sera faite d’un passager clandestin. Le roman se terminera sans apporter de réponse. Il y a une personne en plus, un autre, un inconnu.

Une étrange brume enveloppe soudainement le bateau qui échappe sans raison apparente aux manœuvres de l’équipage. « Est-ce que vous pensez possible que notre bateau… que notre bateau ait développé une sorte d’autonomie, de personnalité propre ? »

L’imprévu de la rencontre

Comme enivré par cette brèche dans l’espace-temps, le cargo s’est mis à ralentir pour ne plus vouloir repartir. Il reprendra de la vitesse, les choses sembleront rentrer dans l’ordre. Mais plus rien ne sera comme avant.

C’est à ce moment-là que la rencontre peut avoir lieu. Elle prend la forme d’un malaise qui échappe à la commandante. Son second ose alors l’approcher : « Une heure plus tard, ils sont encore dans les bras l’un de l’autre. Miracle de l’océan, elle s’est surprise à pleurer d’un coup, sans tristesse préparatoire. » Elle se laisse enlacer, devient vulnérable, prend le risque du lien.

La brèche ouverte par ce minuscule événement, une baignade, a libéré l’héroïne du poids d’un affect refoulé, d’une émotion contenue. C’est la mort de son père que pleure, enfin, la commandante.

Vivre enfin

Blog | Sophie Cohen psychologue Paris 5e

Le traumatisme n’est pas seulement un événement qui laisse une trace. Sans nier l’impact de l’événement, c’est sa lecture qui est décisive, la manière dont il est subjectivé.

La psychanalyse s’intéresse à la manière dont le trauma s’insère dans la vie du sujet, à ce qu’il en fait au niveau psychique.

Face à l’insupportable, le sujet choisi de « s’absenter ». À la sidération succède le déni, non de l’événement en lui-même, mais de son impact. Si l’événement a bien existé pour le sujet, il n’est lié à aucun affect dans son esprit. La représentation ne se fait pas, elle manque.

« Je n’ai jamais vécu de séparation », affirme cette jeune femme alors qu’elle vient d’évoquer son départ, à l’âge de cinq ans, du pays où elle a grandi. Elle laisse derrière elle sa mère, qu’elle ne reverra plus. C’est l’immaturité de l’enfant qui l’empêche de donner sens à ce à quoi elle est confrontée. L’événement est irreprésentable. Pas de place pour la douleur dans son récit, mais un vide, une déconnexion des affects. Elle « oubliera » la langue du pays de sa mère. Une langue maternelle qu’elle tentera pourtant de s’approprier en étudiant, des années plus tard, une langue qui lui est proche. Mais pas la même.

L’événement traumatique, trop menaçant, n’a pas pu avoir lieu comme événement psychique. Il est irreprésentable, inassimilable. « […] le traumatisme se caractérise autant par ce qui se passe, que par l’incapacité dans laquelle le sujet se trouve de donner sens à ce à quoi est confronté », écrit le psychanalyste René Roussillon.

Serre moi fort

Parfois, il faut commencer par « se raconter des histoires » pour que l’événement traumatique parvienne à faire sens, comme dans le film de Mathieu Amalric, Serre moi fort. L’absence de trait d’union confère à l’impératif du titre une étrangeté, la marque d’une absence.

L’héroïne ne peut se représenter l’événement tragique qu’elle vient de vivre – la mort, emportés par une avalanche, de son compagnon et de leurs deux enfants – et doit inventer un scénario fantasmé plus acceptable.

Elle imagine que c’est elle qui a quitté la maison. Elle invente une nouvelle vie à l’homme qu’elle aime, à ses enfants qui grandissent et deviennent adolescents… sans elle. Elle s’est absentée, s’est échappée du drame, mais eux vont bien. « Je n’ai qu’à me dire que c’est moi qui suis partie, comme ça, ils sont restés. » Geste d’amour, d’invention, d’imagination pour continuer à les faire vivre.

Le scénario fantasmé prend fin au moment où les trois corps sont retrouvés dans la montagne. Les cris remplacent la vie imaginaire. Le principe de réalité reprend ses droits. Pour avoir lieu, le travail psychique doit faire la différence entre réalité psychique et réalité extérieure. La douleur se situe à cet endroit-là. Elle rend l’absent présent.

« Serre-moi moins fort », ce pourrait être une suite au film. Détache-toi de moi pour que je puisse élaborer ton absence. T’oublier sans t’effacer. Et vivre enfin.