
Il est des textes qui, comme des êtres, vous séduisent au premier regard.
La rencontre avec Ultramarins s’est faite dès les premières lignes :
« Dans le geste connu, le geste de travail, dans le geste refait chaque jour, un espace s’est glissé. Un tout petit espace blanc inexistant jusqu’alors, une seconde suspendue. Et dans la seconde suspendue, la seconde imprécise, toute la suite de la vie s’est engouffrée, a pris ses aises, a déroulé ses conséquences. »
Mariette NAVARRO, Ultramarins, Quidam éditeur, 2021
Les « conséquences », c’est l’autre qui surgit de ce tout petit espace blanc, qui naît de ce déplacement, de cette imprécision. Qui vient s’immiscer dans l’interstice.
L’imprévu de la rencontre, voilà ce que raconte ce roman poétique.
L’interstice
À bord d’un cargo, les marins s’autorisent une pause – une folie – dans le déroulé minuté de leur journée. Ils décident de couper les moteurs et de plonger nus dans l’océan. Seule la commandante est restée à bord. Gardienne du navire et point de repère de ceux qui s’enivrent de l’immensité de l’horizon.
La baignade a un petit goût d’interdit. Une exception qui se savoure. Le choc provoqué par l’immersion fait resurgir des images enfouies, régressives : « On voit sous leurs paupières passer des paysages, des vacances d’enfance, des plaines si vastes qu’on les croit préhistoriques, des pluies de déluge, des vélos lancés sous des soleils de plomb, des maisons minuscules cachées dans les rochers, des champs de tournesols et des champs de colza, des plages, des épices, des cabanes. »
Mais il est temps de sortir de l’eau, de retourner dans la vie d’adulte. Les marins se comptent, se recomptent : ils ne sont plus vingt, ils sont vingt-et-un… L’hypothèse sera faite d’un passager clandestin. Le roman se terminera sans apporter de réponse. Il y a une personne en plus, un autre, un inconnu.
Une étrange brume enveloppe soudainement le bateau qui échappe sans raison apparente aux manœuvres de l’équipage. « Est-ce que vous pensez possible que notre bateau… que notre bateau ait développé une sorte d’autonomie, de personnalité propre ? »
L’imprévu de la rencontre
Comme enivré par cette brèche dans l’espace-temps, le cargo s’est mis à ralentir pour ne plus vouloir repartir. Il reprendra de la vitesse, les choses sembleront rentrer dans l’ordre. Mais plus rien ne sera comme avant.
C’est à ce moment-là que la rencontre peut avoir lieu. Elle prend la forme d’un malaise qui échappe à la commandante. Son second ose alors l’approcher : « Une heure plus tard, ils sont encore dans les bras l’un de l’autre. Miracle de l’océan, elle s’est surprise à pleurer d’un coup, sans tristesse préparatoire. » Elle se laisse enlacer, devient vulnérable, prend le risque du lien.
La brèche ouverte par ce minuscule événement, une baignade, a libéré l’héroïne du poids d’un affect refoulé, d’une émotion contenue. C’est la mort de son père que pleure, enfin, la commandante.