Vivre enfin

Blog | Sophie Cohen psychologue Paris 5e

Le traumatisme n’est pas seulement un événement qui laisse une trace. Sans nier l’impact de l’événement, c’est sa lecture qui est décisive, la manière dont il est subjectivé.

La psychanalyse s’intéresse à la manière dont le trauma s’insère dans la vie du sujet, à ce qu’il en fait au niveau psychique.

Face à l’insupportable, le sujet choisi de « s’absenter ». À la sidération succède le déni, non de l’événement en lui-même, mais de son impact. Si l’événement a bien existé pour le sujet, il n’est lié à aucun affect dans son esprit. La représentation ne se fait pas, elle manque.

« Je n’ai jamais vécu de séparation », affirme cette jeune femme alors qu’elle vient d’évoquer son départ, à l’âge de cinq ans, du pays où elle a grandi. Elle laisse derrière elle sa mère, qu’elle ne reverra plus. C’est l’immaturité de l’enfant qui l’empêche de donner sens à ce à quoi elle est confrontée. L’événement est irreprésentable. Pas de place pour la douleur dans son récit, mais un vide, une déconnexion des affects. Elle « oubliera » la langue du pays de sa mère. Une langue maternelle qu’elle tentera pourtant de s’approprier en étudiant, des années plus tard, une langue qui lui est proche. Mais pas la même.

L’événement traumatique, trop menaçant, n’a pas pu avoir lieu comme événement psychique. Il est irreprésentable, inassimilable. « […] le traumatisme se caractérise autant par ce qui se passe, que par l’incapacité dans laquelle le sujet se trouve de donner sens à ce à quoi est confronté », écrit le psychanalyste René Roussillon.

Serre moi fort

Parfois, il faut commencer par « se raconter des histoires » pour que l’événement traumatique parvienne à faire sens, comme dans le film de Mathieu Amalric, Serre moi fort. L’absence de trait d’union confère à l’impératif du titre une étrangeté, la marque d’une absence.

L’héroïne ne peut se représenter l’événement tragique qu’elle vient de vivre – la mort, emportés par une avalanche, de son compagnon et de leurs deux enfants – et doit inventer un scénario fantasmé plus acceptable.

Elle imagine que c’est elle qui a quitté la maison. Elle invente une nouvelle vie à l’homme qu’elle aime, à ses enfants qui grandissent et deviennent adolescents… sans elle. Elle s’est absentée, s’est échappée du drame, mais eux vont bien. « Je n’ai qu’à me dire que c’est moi qui suis partie, comme ça, ils sont restés. » Geste d’amour, d’invention, d’imagination pour continuer à les faire vivre.

Le scénario fantasmé prend fin au moment où les trois corps sont retrouvés dans la montagne. Les cris remplacent la vie imaginaire. Le principe de réalité reprend ses droits. Pour avoir lieu, le travail psychique doit faire la différence entre réalité psychique et réalité extérieure. La douleur se situe à cet endroit-là. Elle rend l’absent présent.

« Serre-moi moins fort », ce pourrait être une suite au film. Détache-toi de moi pour que je puisse élaborer ton absence. T’oublier sans t’effacer. Et vivre enfin.